Anton Dvorak
Chronique 9
Deux thrillers
Parents, prenez garde de brandir la menace de la sorcière de midi à vos enfants, même s’ils ont été insupportables, car il se pourrait bien qu’elle vous prenne au mot !
C’est ce que nous raconte le compositeur tchèque Anton Dvorak dans l’un de ses poèmes symphoniques les plus significatifs de son génie « La sorcière de midi » Mais nous allons voir que ce véritable thriller romantique précède de peu un autre, « La Colombe des bois », où la justice animale se substitue aisément et bien plus efficacement à la justice humaine dans le cadre d’un crime sordide.
Affirmer son envie d’embrasser une carrière musicale n’est pas chose aisée lorsque l’autorité paternelle en a décidé tout autrement : le père de Berlioz le voulait médecin ; celui de Schubert instituteur : Johann Strauss père, lui-même compositeur reconnu, voyait d’un très mauvais œil les ambitions artistiques du petit Johann…Quant à Dvorak, il aurait dû finir…boucher ! A quoi la postérité a-t-elle donc échappé !
La vie d’Anton Dvorak (1841-1904) embrasse une grande partie du XIXe siècle et lui aura donc permis de connaître les grands compositeurs et les tendances musicales multiples de son époque, d’autant plus multiples que ses activités l’amenèrent jusqu’aux Etats Unis. Il en rapportera dans ses bagages certains rythmes et mélodies populaires locales qu’il exploitera dans plusieurs de ses œuvres dont la plus célèbre reste « La Symphonie du Nouveau monde »
Comme son contemporain Bedrich Smetana, tchèque également, il s’intéressera au folklore de son pays et à ses légendes populaires qu’il retranscrira dans des poèmes symphoniques éblouissants, affirmant ainsi comme beaucoup d’autres musiciens européens de l’époque romantique l’attachement à sa terre natale.
La sorcière de midi (Polednice) et La Colombe des bois (Houloubek)
Dans l’inconscient collectif se cachent nombre de personnages fantastiques, magiques, venus du fond des temps. Beaucoup d’êtres surnaturels, peuplant les forêts profondes, les lacs et les océans : nains, géants, ondines, salamandres, elfes, sylphes, trolls, sorcières, ogres, loups-garous…
Si certaines de ces créatures sont inoffensives voire bienveillantes, beaucoup d’autres s’opposent le plus souvent à l’homme, et représentent même un danger plus ou moins grand pour lui. Les enfants ne sont pas épargnés et les contes et légendes des sociétés occidentales rivalisent en cruauté pour leur rendre la vie impossible voire cauchemardesque. Hansel et Gretel, perdus dans les bois, rencontrant une sorcière anthropophage, le Petit Poucet et ses frères confrontés au terrible ogre dévoreur d’enfants, le Petit Chaperon rouge qui va rejoindre sa pauvre grand-mère dans le ventre du méchant loup. Quant à Blanche-neige, la pomme empoisonnée de sa marâtre transformée en sorcière hirsute a bien failli lui être fatale…De quoi terroriser de jeunes âmes lors d’une première lecture nocturne et solitaire.
En Scandinavie, nous trouvons les Trolls : créatures surnaturelles au caractère agressif, repoussant d’aspect et sentant mauvais, ils n’ont vraiment rien de bien sympathiques.
L’Islande est réputée pour abriter de forts méchants personnages : Gryla tout d’abord, un génie terrifiant. Descendant des montagnes le jour de Noël, il fait bouillir vivants les enfants teigneux ! Quant au chat noir (Jolakötturin), il parcourt les campagnes et les routes la veille de Noël et dévore toute personne n’ayant pas un habit neuf !
Quittons l’Islande à présent et enfonçons-nous dans les forêts profondes de Bohème car en matière d’esprits malfaisants la République tchèque n’a rien à envier aux autres nations !
Ne vous avisez pas à parcourir seuls les forêts locales, car il se pourrait que vous tombiez nez à nez avec Hejkal, un loup-garou fort peu avenant qui terrorise les promeneurs par ses braiments et hurlements ! Si malgré tout vous résistez, les âmes des sorcières et de jeunes enfants morts devenus feux follets perturberont votre promenade. Et en visitant les châteaux de Bohème, attention à la Dame blanche ! Ce fantôme blafard portant une longue robe et la tête ornée d’un haut chapeau conique hante les vieilles demeures…Mais tout ceci n’est que hors-d’œuvre…Le pire reste à venir…
Les lacs et rivières de Bohème abritent un terrifiant personnage, Vodnik (l’ondin), à l’aspect repoussant, cheveux verts et yeux globuleux, chevauchant un poisson-chat. A son actif ? Au mieux bloquer les ailes de moulin d’un pauvre meunier, au pire noyer les nageurs inexpérimentés et conserver leurs âmes au fonds des eaux dans de grandes jars. Son équivalent féminin est l’ondine Rusalka.
Le prince Lucifer lui-même a élu domicile en Bohème. Il règne en maître dans son royaume. Il envoie sur terre ses sbires dont l’objectif est de cibler les âmes pécheresses. Ils leur apparaissent sous la forme d’un garde-chasse et leur proposent toute sorte de service moyennant un pacte daté. Au jour convenu, la personne et son âme sont kidnappées et retenues pour l’éternité en enfer…L’expression « vendre son âme au diable » vient de cette légende.
Les sorcières en Bohème sont très actives …Celle appelée la sorcière du crépuscule déambule dans les rues le soir et se saisit des garnements qui ne seraient pas rentrés chez eux après que l’Angélus ait retenti.
Mais elle est précédée de quelques heures par…sa « rivale », la sorcière de midi (Polednice) ! Nous allons voir comment Dvorak s’est emparé de ce thème pour nous donner une œuvre saisissante de réalisme.
C’est à son retour d’un séjour de trois ans aux Etats-Unis (il fut directeur du Conservatoire national de musique de New York) que Dvorak s’intéresse aux écrits du poètes Karel Jaromir Erben (1811-1870) .
Erben, historien, archiviste et poète, passa une partie de sa vie à collecter et adapter les contes et légendes populaires tchèques. En 1853, il publia un recueil intitulé « Bouquet de légendes nationales » C’est ce recueil qui fascina Dvorak au point que le compositeur en tira cinq poèmes symphoniques en 1896/1897 : « Le rouet d’or », « L’ondin », « La chanson d’un héros », « La colombe des bois » et « La sorcière de midi »
Gros plan sur « La sorcière de midi » Quelle est en est la trame rapportée par Erben ?
Nous sommes dans un foyer modeste de paysans. La maman d’un fils insupportable, fidèle à une tradition ancestrale, brandit la menace de la sorcière de midi. « Si tu continues comme ça, je vais l’appeler ! » Vocifère-t-elle. Le gamin, loin de se calmer, continue ses espiègleries, jusqu’au moment où, exaspérée, la mère fait semblant d’appeler la sorcière pour de bon. Au premier coup de midi, cette dernière apparaît dans la maison et exige d’avoir l’enfant. La mère, horrifiée par l’apparition, serre désespérément son fils dans ses bras. Il s’ensuit une course poursuite, mais le pouvoir maléfique de la sorcière triomphe. La mère s’effondre, morte et son fils meurt étouffé par ses bras trop protecteurs. Le soir venu, le père de famille rentre au foyer pour trouver les deux corps inanimés.
Dvorak a sans aucun doute saisi d’emblée tout le matériel musical qu’il pouvait tirer d’un tel argument contrasté. Et des contrastes, il n’en manque pas dans une partition qui faisait l’admiration du compositeur tchèque Janacek. Il saura du reste s’en souvenir dans plusieurs de ses propres œuvres. Comme dans de nombreux poèmes symphoniques de l’époque romantique, un thème initial sert de base, thème qui au fur et à mesure du déroulement du récit se métamorphose et revêt des couleurs différentes.
L’œuvre débute dans une atmosphère idyllique avec un thème pastoral en ut majeur énoncé à la clarinette, à peine perturbée par ce que l’on peut imaginer être les quelques sottises sans conséquence faites par l’enfant (doubles croches staccato au hautbois) A la première intervention de la mère, la musique prend des couleurs plus sombres et un thème martial est scandé à l’orchestre. L’arrivée de la sorcière a quelque chose de fascinant : avec ses coloris blanchâtres évoqués par les cordes trémolo en sourdine et la clarinette basse, l’apparition sinistre semble se faufiler le long des murs jusqu’à ce que la mère et l’enfant comprennent la terrible réalité. L’orchestre enfle et nous fait plonger d’un coup dans l’horreur du drame. Progressions harmoniques, chromatisme, diversité des couleurs instrumentales, Dvorak donne ici la mesure de ses capacités d’orchestrateur.
Le dernier contraste survient à la fin de l’œuvre, lorsque le père, accompagné d’une musique insouciante revient du travail et découvre l’ampleur du drame : un déluge orchestral saisit l’auditeur à la gorge et ne le relâche qu’aux derniers accords fortissimi.
Cher lecteur, ne croyez pas être tiré d’affaire et retrouver de sitôt la sérénité…car l’œuvre qui suit, « La colombe des bois », va nous entraîner dans une atmosphère de passion et de meurtre. Le titre, au charme bucolique, est trompeur.
Egalement tiré des légendes remises au goût du jour par Erben, l’argument est le suivant : une femme empoisonne son mari afin de pouvoir se remarier avec son amant. Tout aurait pu en rester là, mais justice doit être rendue. Point de tribunal pour la juger. Juste une colombe qui, nichée sur l’arbre ayant poussé juste à côté de la tombe du défunt mari, élève jour après jour une plainte tellement déchirante et lancinante que la femme, minée par le remords, finira par réaliser la noirceur de son âme et se noiera dans la rivière proche.
Là encore, Dvorak saura trouver avec cet argument hors du commun des épisodes musicaux forts contrastés en partant d’un seul motif initial. Ce motif, c’est une marche funèbre. Enoncée aux cordes et à la flûte, elle chemine et l’on imagine aisément la criminelle accompagnant, l’air faussement contrit, son mari vers sa dernière demeure. Mais un détail d’orchestration nous renseigne sur la vraie nature de ses sentiments : des triples croches aux cordes en demi tons contre-pointent bientôt la sinistre marche et semblent comme des ricanements. Il s’ensuit un long épisode de réjouissance ou peu à peu l’allégresse s’installe. C’est une musique de festivité qui n'est pas sans rappeler l'épisode des noces dans le poème symphonique « la Moldau » de Smetana. Un climat presque extatique gagne l’orchestre, puis peu à peu tout s’apaise. Et, dans un calme impressionnant, apparaît la sinistre plainte de la colombe : trémolos en accord de septième diminuée, trilles aux flûtes, soubresauts du hautbois, harpes mystérieuses, tout concorde à déstabiliser à la fois l’auditeur et la veuve « éplorée »…Dans la dernière partie de l’œuvre, la marche funèbre re-apparaît, sous différents coloris orchestraux, culmine pour symboliser le suicide de la coupable. Justice est faite. Le mode majeur peut reprendre ses droits et le poème symphonique s’achève dans un climat apaisé.
C’est le compositeur Janecek qui donne la première de « La colombe des bois » à Brno en 1898. Il admirait l’œuvre tout autant que « La sorcière de midi »
En1901, Dvorak créera à Prague son opéra « Rusalka », narrant les amours désespérées entre la petite ondine et un prince, trop humain pour avoir saisi toute la pureté et l’irrationalité d’une passion sans compromis.
On le voit, les légendes de son pays ont su inspirer à de nombreuses reprises la verve créatrice de l’un des plus grands musiciens tchèques du XIXe siècle romantique.
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