Franz Liszt , les préludes
Chronique 4
Une vision musicale de la destinée humaine ...
Il est généralement admis que le terme « poème symphonique » est apparu avec Franz Liszt. Mais au fond, qu’est ce qu’un poème symphonique ? Curieuse appellation en vérité. Le terme semble d’ailleurs plus juste dans sa désignation allemande : «Tondichtung» - littéralement : poème sonore - car le mot « symphonique » dit trop son appartenance à un type d’œuvre musicale très structurée, la symphonie, issue du classicisme, avec ses différents mouvements, la manière rigide dont ses thèmes sont exposés puis développés etc. Et c’est précisément ce carcan structurel que Liszt et ses contemporains veulent et vont faire sauter tout au long du XIXe siècle et au-delà.
Ne plus faire de la musique pour le seul plaisir de faire de la musique, mais relier et assujettir la forme musicale à un argument littéraire, à un paysage, à un tableau ou à une idée philosophique, qui en deviennent la colonne vertébrale. Autrement dit faire entrer de la matière extra musicale dans le monde des sons purs, tel est le propos même du poème symphonique. La musique devient descriptive, évocatrice : elle dessine, peint, dépeint, raconte, décrit, commente, bref, elle perd son âme pure et se charge en toutes sortes de valeurs qui à priori lui sont étrangères. Et soudain, tout semble possible aux musiciens…Tout ? Illusion dangereuse…Le poème symphonique aura ses limites…
Ce désir de libérer la forme qui fut l’obsession de bon nombre de compositeurs au XIXe siècle, trouve bien entendu sa source dans le courant romantique naissant qui est avant tout un formidable cri d’émancipation, de renouveau, de libéralisme, de quête, d’exploration, d’exotisme, d’écoute du moi intérieur. Franz Liszt représente tout cela ! Il n’est donc pas étonnant qu’il soit apparu en pionnier de nouvelles formes musicales.
Lorsque l’on évoque le compositeur hongrois, les mots se bousculent : pianiste, virtuose, cabotin, compositeur, novateur, grand voyageur, séducteur, lecteur, chef d’orchestre, organisateur de festivals, défenseur des œuvres d’autrui, généreux, charismatique, mystique. Retenons ici « le lecteur » et « le novateur » car ce sont ces deux aspects qui vont nous permettre de mieux comprendre le sens de ses poèmes symphoniques.
Liszt fut un grand lecteur, un vorace même ! Ses auteurs favoris ? Homère, Platon, la Bible, Pétrarque, Dante, Lenau, Goethe, Victor Hugo, Chateaubriand, Sainte-Beuve, Lord Byron…Certains écrits vont faire leur chemin en lui et devenir la matière première de ses futures compositions. « Les chefs-d’œuvre de la musique absorbent de plus en plus les chefs-d’œuvre de la littérature », disait-il.
Effectuons un petit retour en arrière…
1830 : Berlioz donne à Paris sa « Symphonique fantastique », véritable révolution musicale puisqu’elle sera le point de départ de ce que l’on appellera « la musique à programme », bâtie sur une ou plusieurs idées, littéraires ou non, et détaillée pour la compréhension de l’auditeur. Dans le cas de Berlioz on le sait, il s’agissait de mettre en scène sa propre vie, ses propres obsessions, notamment son admiration folle pour l’actrice irlandaise Harriet Smithson. Liszt sera l’un des premiers admirateurs et défenseurs du musicien français et mettra toute son énergie à faire connaître cette symphonie dont l’influence sur lui sera décisive et déterminera très certainement son orientation vers l’idée du poème symphonique. La différence notoire sera avant tout dans la forme, ramenée à un seul mouvement regroupant tous les autres et donc libérée des contraintes de découpage du passé et permettant une grande diversité d’ambiances.
C’est en 1854 que Liszt parlera pour la première fois de « Tondichtung », alors qu’il a déjà en chantier ou en cours d’achèvement une grande partie de ses poèmes symphoniques (leurs compositions s’étalent grosso modo entre 1848 et 1858 et un dernier achevé en 1881) Il serait fastidieux de les détailler tous. Nous retiendrons que beaucoup se nourrissent des œuvres littéraires de Victor Hugo, Lenau, Schiller, Goethe, Herder, Shakespeare, mais aussi de la contemplation de toiles (von Kaulbach, Zichy) Certains, sans programme précis, rendent hommage à la Hongrie, mère patrie, et aux combattants et héros du monde entier.
Deux poèmes symphoniques inspirés de poésies de Victor-Hugo feront l’objet de chroniques futures : « Ce qu’on entend sur la montagne » et « Mazeppa »
Pour l’heure, gros plan sur « Les Préludes », le plus connu de tous, et à juste titre le plus séduisant.
La recette de sa notoriété ? Des thèmes somptueux, peut-être les plus beaux de toute l’œuvre orchestrale de Liszt et une grande variété de tons donnant relief à un riche contenu poétique et spirituel.
La genèse ne fut pas un long fleuve tranquille : tout d’abord conçu autour de1844 comme une vaste fresque avec chœurs en quatre parties pour accompagner des poèmes de l’auteur marseillais Joseph Autran (« Les Aquilons », « Les Flots », « Les Astres », « La Terre »), Liszt y rajouta une ouverture intitulée « Les Quatre Éléments » quelques années plus tard. Puis finalement le matériau thématique de l’ouverture sera remanié, enrichi et adapté à un poème de Lamartine*** : la quinzième méditation « Les Préludes », tiré des « Nouvelles méditations poétiques ».
Liszt a livré sa propre interprétation de ce poème et la reproduit en exergue de sa partition : « Notre vie est-elle autre chose qu'une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note ? L’amour est l’aube magique de toute existence. Mais y-a-t-il une seule destinée dont le premier bonheur ne soit interrompu par une tempête, dont le souffle mortel chasse les belles illusions, dont la foudre fatale détruit l’autel ? Quelle âme frappée à mort ne souhaite pas, dès que la tempête s’est calmée, trouver le repos dans la tendre retraite de la vie pastorale ? Néanmoins l’homme ne s’abandonne guère trop au calme de la nature, car à peine la trompette a-t-elle lancé son appel, qu’il se précipite à son poste dangereux, quelle que soit la lutte qui l’appelle, pour se retrouver, soi-même et ses forces, dans le combat »
Le parcours musical ne suit pas forcément le long cheminement du poème de Lamartine, mais le rejoint dans ses grandes lignes. C’est en quelque sorte les aspects majeurs de la destinée humaine qui sont évoqués : la naissance et la mort intimement liées, l’amour et la nature, les désillusions, le bonheur contrarié, la guerre, le repos mérité dans la sérénité pastorale.
Conçu en un seul mouvement (comme la plupart des poèmes symphoniques), « Les Préludes » peut se subdiviser en cinq grandes parties :
Un prologue : après une lente introduction symbolisant la mort, un thème imposant éclate aux cuivres. C’est le triomphe de la vie, de la naissance. Ce thème triomphal réapparaîtra en conclusion de l’œuvre.
Dans la deuxième partie, Liszt exploite deux thèmes vibrants et expressifs (aux violoncelles tout d’abord, puis aux cors) symbolisant le bonheur de l’amour. Graduellement, l’extase gagne l’orchestre tout entier. L’inspiration mélodique lisztienne est ici à son zénith.
La troisième partie voit le bonheur contrarié par les évènements de la vie : la lutte pour la survie, la guerre. Un motif rude, tortueux, douloureux, tonne à l’orchestre.
Peu à peu, tout s’apaise et une quatrième division vient apporter le repos et la sérénité tant désirée. C’est le retour de l’homme vers la vie pastorale, symbolisée musicalement par des thèmes d’une fraîcheur toute bucolique.
Le final semble donner tort à la phrase initiale citée par Liszt : « Notre vie est-elle autre chose qu'une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note », puisque après quelques citations des motifs précédents, le thème triomphal du début réapparaît, magistral, grandiloquent, et semble au contraire exalter les forces de vie plutôt que celles de mort.
A la suite de Liszt, la notion de poème symphonique va gagner l’Europe tout entière. En France, cette forme souple sera illustrée par Saint-Saëns, César Franck, Vincent d’Indy, Paul Dukas, Henri Rabaud, Ernest Chausson, Claude Debussy et bien d’autres.
En Europe de l’Est et du Nord, ce sera pour les compositeurs locaux un excellent tremplin pour affirmer leur appartenance à une nation, en exaltant par exemple ses beautés naturelles, comme Smetana en Tchécoslovaquie et son cycle « Ma Patrie » ou Sibelius en Finlande, exploitant les légendes du Kalevala.
Les compositeurs russes ne seront pas de reste, notamment Borodine : « Dans les steppes de l’Asie centrale » donne à l’auditeur l’illusion cinématographique d’une caravane passant lentement devant ses yeux.
Richard Strauss en Allemagne ira même très loin dans la tentative de reproduction sonore des bruits de la vie : moutons bêlant dans « Don Quichotte », éclaboussures d’eau dans sa « Symphonie alpestre », sang qui s’écoule d’une blessure dans « Don Juan », ébats intimes dans sa « Symphonie domestique » etc.
Plus près de nous, Arthur Honegger et sa « Pacific 231 », reproduisant l’accélération d’une locomotive.
Mais tout ceci est une autre histoire…
Nous reproduisons ici quelques extraits du long poème de Lamartine qui inspira Liszt, le quinzième, tiré des « Nouvelles Méditations poétiques », notamment les passages sur l’amour, le bonheur, également les magnifiques passages sur la guerre, enfin les derniers vers du retour de l’homme apaisé vers les lieux de son enfance.
Lamartine ... Les Préludes
[…]
L’onde qui baise ce rivage,
De quoi se plaint-elle à ses bords ?
Pourquoi le roseau sur la plage,
Pourquoi le ruisseau sous l’ombrage
Rendent-ils de tristes accords ?
De quoi gémit la tourterelle
Quand, dans le silence des bois,
Seule auprès du ramier fidèle,
L’Amour fait palpiter son aile,
Les baisers étouffent sa voix ?
Et toi, qui mollement te livre
Au doux sourire du bonheur,
Et du regard dont tu m’enivre,
Me fais mourir, me fais revivre,
De quoi te plains-tu sur mon cœur ?
Plus jeune que la jeune aurore,
Plus limpide que ce flot pur,
Ton âme au bonheur vient d’éclore,
Et jamais aucun souffle encore
N’en a terni le vague azur.
Cependant, si ton cœur soupire
De quelque poids mystérieux,
Sur tes traits si la joie expire,
Et si tout près de ton sourire
Brille une larme dans tes yeux,
Hélas ! C’est que notre faiblesse,
Pliant sous sa félicité
Comme un roseau qu’un souffle abaisse,
Donne l’accent de la tristesse
Même au cri de la volupté;
Ou bien peut-être qu’avertie
De la fuite de nos plaisirs,
L’âme en extase anéantie
Se réveille et sent que la vie
Fuit dans chacun de nos soupirs.
Ah ! Laisse le zéphire avide
A leur source arrêter tes pleurs;
Jouissons de l’heure rapide :
Le temps fuit, mais son flot limpide
Du ciel réfléchit les couleurs.
Tout naît, tout passe, tout arrive
Au terme ignoré de son sort :
A l’Océan l’onde plaintive,
Aux vents la feuille fugitive,
L’aurore au soir, l’homme à la mort.
Mais qu’importe, ô ma bien-aimée !
Le terme incertain de nos jours ?
Pourvu que sur l’onde calmée,
Par une pente parfumée,
Le temps nous entraîne en son cours;
Pourvu que, durant le passage,
Couché dans tes bras à demi,
Les yeux tournés vers ton image,
Sans le voir, j’aborde au rivage
Comme un voyageur endormi.
Le flot murmurant se retire
Du rivage qu’il a baisé,
La voix de la colombe expire,
Et le voluptueux zéphire
Dort sur le calice épuisé.
Embrassons-nous, mon bien suprême,
Et sans rien reprocher aux dieux,
Un jour de la terre où l’on aime
Évanouissons-nous de même
En un soupir mélodieux.
[…]
La trompette a jeté le signal des alarmes :
Aux armes ! Et l’écho répète au loin :
Aux armes ! Dans la plaine soudain les escadrons épars,
Plus prompts que l’aquilon, fondent de toutes parts;
Et sur les flancs épais des légions mortelles
S’étendent tout à coup comme deux sombres ailes.
Le coursier, retenu par un frein impuissant,
Sur ses jarrets pliés s’arrête en frémissant;
La foudre dort encore, et sur la foule immense,
Plane, avec la terreur, un lugubre silence
On n’entend que le bruit de cent mille soldats,
Marchant comme un seul homme au-devant du trépas.
Les roulements des chars, les coursiers qui hennissent,
Les ordres répétés qui dans l’air retentissent,
Ou le bruit des drapeaux soulevés par les vents,
Qui, sur les camps rivaux flottant à plis mouvants,
Tantôt semblent, enflés d’un souffle de victoire,
Vouloir voler d’eux-même au-devant de la gloire,
Et tantôt retombant le long des pavillons,
De leurs funèbres plis couvrir leurs bataillons.
Mais sur le front des camps déjà les bronzes grondent,
Ces tonnerres lointains se croisent, se répondent;
Des tubes enflammés la foudre avec effort
Sort, et frappe en sifflant comme un souffle de mort;
Le boulet dans les rangs laisse une large trace.
Ainsi qu’un laboureur qui passe et qui repasse,
Et, sans se reposer déchirant le vallon,
A côté du sillon creuse un autre sillon
Ainsi le trait fatal dans les rangs se promène
Et comme des épis les couchent dans la plaine.
Ici tombe un héros moissonné dans sa fleur,
Superbe et l’œil brillant d’orgueil et de valeur.
Sur son casque ondulant, d’où jaillit la lumière,
Flotte d’un noir coursier l’ondoyante crinière :
Ce casque éblouissant sert de but au trépas;
Par la foudre frappé d’un coup qu’il ne sent pas,
Comme un faisceau d’acier il tombe sur l’arène;
Son coursier bondissant, qui sent flotter la rêne,
Lance un regard oblique à son maître expirant,
Revient, penche sa tête et le flaire en pleurant.
Là, tombe un vieux guerrier qui, né dans les alarmes,
Eut les camps pour patrie, et pour amours, ses armes.
Il ne regrette rien que ses chers étendards,
Et les suit en mourant de ses derniers regards...
La mort vole au hasard dans l’horrible carrière :
L’un périt tout entier; l’autre, sur la poussière,
Comme un tronc dont la hache a coupé les rameaux,
De ses membres épars voit voler les lambeaux,
Et, se traînant encor sur la terre humectée,
Marque en ruisseaux de sang sa trace ensanglantée.
Le blessé que la mort n’a frappé qu’à demi
Fuit en vain, emporté dans les bras d’un ami :
Sur le sein l’un de l’autre ils sont frappés ensemble
Et bénissent du moins le coup qui les rassemble.
Mais de la foudre en vain les livides éclats
Pleuvent sur les deux camps; d’intrépides soldats,
Comme la mer qu’entrouvre une proue écumante
Se referme soudain sur sa trace fumante,
Sur les rangs écrasés formant de nouveaux rangs,
Viennent braver la mort sur les corps des mourants !...
*** certains contestent toujours aujourd’hui la relation entre l’œuvre de Liszt et le poème de Lamartine
Cependant, las d’attendre un trépas sans vengeance,
Les deux camps à la fois (l’un sur l’autre s’élance)
Se heurtent, et du choc ouvrant leurs bataillons,
Mêlent en tournoyant leurs sanglants tourbillons !
Sous le poids des coursiers les escadrons s’entrouvrant,
D’une voûte d’airain les rangs pressés se couvrent,
Les feux croisent les feux, le fer frappe le fer;
Les rangs entrechoqués lancent un seul éclair :
Le salpêtre, au milieu des torrents de fumée,
Brille et court en grondant sur la ligne enflammée,
Et d’un nuage épais enveloppant leur sort,
Cache encore à nos yeux la victoire ou la mort.
Ainsi quand deux torrents dans deux gorges profondes
Dans le lit trop étroit qu’ils vont se disputer
Viennent au même instant tomber et se heurter,
Le flot choque le flot, les vagues courroucées
Rejaillissent au loin par les vagues poussées,
D’une poussière humide obscurcissent les airs,
Du fracas de leur chute ébranlent les déserts,
Et portant leur fureur au lit qui les rassemble,
Tout en s’y combattant leurs flots roulent ensemble. . .
Mais la foudre se tait. Écoutez !... Des concerts
De cette plaine en deuil s’élèvent dans les airs
La harpe, le clairon, la joyeuse cymbale,
Mêlant leurs voix d’airain, montent par intervalle,
S’éloignent par degrés, et sur l’aile des vents
Nous jettent leurs accords, et les cris des mourants !...
De leurs brillants éclats les coteaux retentissent,
Le cœur glacé s’arrête, et tous les sens frémissent,
Et dans les airs pesants que le son vient froisser
On dirait qu’on entend l’âme des morts passer !
Tout à coup le soleil, dissipant le nuage,
Éclaire avec horreur la scène du carnage;
Et son pâle rayon, sur la terre glissant,
Découvre à nos regards de longs ruisseaux de sang,
Des coursiers et des chars brisés dans la carrière,
Des membres mutilés épars sur la poussière,
Les débris confondus des armes et des corps,
Et les drapeaux jetés sur des monceaux de morts !
Accourez maintenant, amis, épouses, mères !
Venez compter vos fils, vos amants et vos frères !
Venez sur ces débris disputer aux vautours
L’espoir de vos vieux ans, le fruit de vos amours !
Que de larmes sans fin sur eux vont se répandre !
Dans vos cités en deuil, que de cris vont s’entendre,
Avant qu’avec douleur la terre ait reproduit,
Misérables mortels, ce qu’un jour a détruit !
Mais au sort des humains la nature insensible
Sur leurs débris épars suivra son cours paisible :
Demain, la douce aurore, en se levant sur eux,
Dans leur acier sanglant réfléchira ses feux;
Le fleuve lavera sa rive ensanglantée,
Les vents balayeront leur poussière infectée,
Et le sol, engraissé de leurs restes fumants,
Cachera sous des fleurs leurs pâles ossements !
[…]
Ô vallons paternels ! Doux champs ! Humble chaumière,
Aux bords penchants des bois suspendus aux coteaux,
Dont l’humble toit, caché sous des touffes de lierre,
Ressemble au nid sous les rameaux !
Gazons entrecoupés de ruisseaux et d’ombrages,
Seuil antique où mon père, adoré comme un roi,
Comptait ses gras troupeaux rentrant des pâturages,
Ouvrez-vous ! Ouvrez-vous ! C’est moi.
Voilà du dieu des champs la rustique demeure.
J’entends l’airain frémir au sommet de ses tours;
Il semble que dans l’air une voix qui me pleure
Me rappelle à mes premiers jours !
Oui, je reviens à toi, berceau de mon enfance,
Embrasser pour jamais tes foyers protecteurs;
Loin de moi les cités et leur vaine opulence,
Je suis né parmi les pasteurs !
Enfant, j’aimais, comme eux, à suivre dans la plaine
Les agneaux pas à pas, égarés jusqu’au soir;
A revenir, comme eux, baigner leur tendre laine
Dans l’eau courante du lavoir;
J’aimais à me suspendre aux lianes légères,
A gravir dans les airs de rameaux en rameaux,
Pour ravir, le premier, sous l’aile de leurs mères
Les tendres veufs des tourtereaux;
J’aimais les voix du soir dans les airs répandues,
Le bruit lointain des chars gémissant sous leur poids,
Et le sourd tintement des coches suspendues
Au cou des chevreaux dans les bois;
Et depuis, exilé de ces douces retraites,
Comme un vase imprégné d’une première odeur,
Toujours, loin des cités, des voluptés secrètes
Entraînaient mes yeux et mon cœur.
Beaux lieux, recevez-moi sous vos sacrés ombrages !
Vous qui couvrez le seuil de rameaux éplorés,
Saules contemporains, courbez vos longs feuillages
Sur le frère que vous pleurez.
Reconnaissez mes pas, doux gazons que je foule,
Arbres, que dans mes jeux j’insultais autrefois,
Et toi qui, loin de moi, te cachais à la foule,
Triste écho, réponds à ma voix.
Je ne viens pas traîner, dans vos riants asiles,
Les regrets du passé, les songes du futur :
J’y viens vivre; et, couché sous vos berceaux fertiles,
Abriter mon repos obscur.
S’éveiller, le cœur pur, au réveil de l’aurore,
Pour bénir, au matin, le Dieu qui fait le jour;
Voir les fleurs du vallon sous la rosée éclore
Comme pour fêter son retour;
Respirer les parfums que la colline exhale,
Ou l’humide fraîcheur qui tombe des forêts;
Voir onduler de loin l’haleine matinale
Sur le sein flottant des guérets;
Conduire la génisse à la source qu’elle aime,
Ou suspendre la chèvre au cytise embaumé,
Ou voir ses blancs taureaux venir tendre d’eux-même
Leur front au joug accoutumé;
Guider un soc tremblant dans le sillon qui crie,
Du pampre domestique émonder les berceaux,
Ou creuser mollement, au sein de la prairie,
Les lits murmurants des ruisseaux;
Le soir, assis en paix au seuil de la chaumière,
Tendre au pauvre qui passe un morceau de son pain;
Et, fatigué du jour, y fermer sa paupière
Loin des soucis du lendemain;
Sentir, sans les compter, dans leur ordre paisible,
Les jours suivre les jours, sans faire plus de bruit
Que ce sable léger dont la fuite insensible
Nous marque l’heure qui s’enfuit;
Voir, de vos doux vergers, sur vos fronts les fruits pendre;
Les fruits d’un chaste amour dans vos bras accourir;
Et sur eux appuyé doucement redescendre :
C’est assez pour qui doit mourir.
Le chant meurt, la voix tombe : adieu, divin Génie !
Remonte au vrai séjour de la pure harmonie :
Tes chants ont arrêté les larmes dans mes yeux.
Je lui parlais encore... il était dans les cieux.
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